DE
HORS

Préface

par Sébastien Argant

Le plaisir discret de passer par là tiendrait-il à cette légèreté d’ailantes exubérantes, de clématites et autres vagabondes en liberté en pied d’ouvrage ?!

Que serait la ville sans ce dehors ?!

Que serait la ville où tout serai policé, aménagé ?

À chacun de se faire son idée sur le motif. Toujours est-il que, si les avis n’ont pas fini de se partager, il n’en reste pas moins que ce qui importe ici est d’être finalement toujours dehors, et avec plaisir. Il n’est pas question de jardin comme en face ou ailleurs, et peut-être finalement pas plus de jardinage, mais de dégagement commode, d’amusement complice, de déménagement, de vie douce et criante, de laisser pousser.

S’il est en effet aujourd’hui plus commode, plus facile, voire plus habituel, de faire, de s’agiter, de viser le propre sans répit et en toute certitude, rares finalement sont les expériences comme celle de ce Laboratoire du doute, où il est question d’interroger notre place au devant du vivant : dehors. Pourtant la clef est là, dans le peu, le rien.

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Le Laboratoire du Dehors

Pensé par Liliana Motta, le Laboratoire du Dehors est la part active de l’« Éloge du Dehors » et fait suite à « Je suis dehors », rencontre de témoignages et d’expériences organisée à la condition publique à Roubaix.
Si le terme de « laboratoire » se prête au questionnement et au plaisir de l’expérimentation, il répond aussi à une curiosité scientifique, une volonté de porter à connaissance. Le Laboratoire du Dehors est le fruit de la vive attention de Liliana au regard étranger que l’on porte sur les plantes, les êtres vivants et l’autre par extension, et ce dans la situation la plus exposée : là, au dehors.

Le « dehors », sujet manifeste de ce laboratoire, est le lieu par excellence de l’interprétation hâtive et confuse : la friche, le délaissé, le rien, l’inconnu, le reste, l’étranger, l’autre. Il est en quelque sorte l’antinomie de l’aménagé, du maîtrisé, du soigné, du tout, du propre, du rassurant, du sûr, du quant à soi. Combien de fois devrons-nous entendre encore : « c’est sale, abandonné, pas fini, plein de mauvaises herbes, de déchets, pas propre, en friche, mort, c’est rien » ? Ces témoignages, touchant d’inconscience et maintes fois entendus, relèvent de quasi experts autoproclamés, disciplinés, à la vision monoculaire et au verbe définitivement inaudible. Curieusement, ces experts sont nombreux, de bonne foi et vous dirons qu’ils s’intéressent à la nature, qu’ils l’aiment et qu’ils pensent au développement durable dès le matin en se levant au chaud.

Mais au dehors, passé la porte, tout change, tout peut s’effondrer et se nouer dans la peur, surtout là où il n’y a rien. Dans ce rien qui en fait encore rêver quelques-uns, au creux de la prairie des Murs à Pêches de Montreuil, site expérimental de notre deuxième atelier, Patrick Degeorges nous a fait la gentillesse de nous révéler au coin d’une phrase les vertus de « l’indiscipline » du Laboratoire du Dehors. Il notait que notre monde ne s’est construit que de disciplines sectorisées nous éloignant les uns des autres dans nos compétences respectives. Là, relevait-il, le Laboratoire du Dehors ne connaît pas de compétences étanches, mais reconnaît bien le sens nécessaire de la rencontre, de l’autre, du dehors, de ce qui nous est étranger, comme le plaisir de l’indiscipline à la source d’une combinaison de savoirs autant que de rebonds, jusqu’au risque de l’utilité du doute.

Dans son indiscipline assumée, le Laboratoire du Dehors s’intéresse à la question de « la nature en ville ». Il tire parti d’expériences passées et révolutionnaires comme le concept de « jardin sauvage » de Paul Jovet, l’idée d’avant-garde, la « gestion différenciée » d’Yves-Marie Allain, « le jardin en mouvement » de Gilles Clément, ou « le petit précis des terrains vagues » de Gabriel Chauvel et Marc Rumelhart. Il faut s’instruire avant d’avoir entrepris l’ultime ménage dans cette nature toujours plus rare, si manifeste en ville, trop évidente en campagne.

Le dehors est le vocable le plus à propos pour s’extraire des termes d’espace public et de paysage, ne serait-ce que pour se remettre en danger, à nu. Le dehors, par-delà le jardinage et les soins partagés de ces heures de laboratoire, semble faire tomber la question de la propriété, du partage public-privé, et s’extraire de l’exclusive pensée du paysage qui aurait la fâcheuse tendance de nous éloigner, malgré tout et surtout, des réalités les plus proches. Le dehors crée comme un décalage, un intervalle propice à la pensée autant qu’à la liberté du geste, une faille à l’ordre pour retrouver le lieu commun, le trésor public.

Le Laboratoire du Dehors est singulier par sa position en marge, par son attention portée au dehors, pour revoir ce qu’on ne voit plus parce qu’on l’a bien rangé dans des certitudes, et par son attention à l’autre, parce que c’est dans le plaisir de l’altérité que se ressource sans cesse notre expérience, notre co-naissance, notre être au monde, sans réserve ni droits, en toute liberté, ni pour ni contre bien au contraire.

Le Laboratoire du Dehors a été pensé en intégrant aux principes de l’écologie l’expérience acquise sur le terrain par des paysagistes voulant travailler autrement. Il a pour but de faire passer de l’empirique au théorique et du théorique à l’action les réflexions scientifiques et les expériences liées au terrain. Pratiques agronomiques, forestières, ingénierie écologique, ou encore génie végétal et techniques horticoles.

Comment faire pour que toutes ces expériences de gestion des « espaces verts », le « génie écologique », la « restauration écologique », la « gestion différenciée », « le jardin 21 » et le « développement durable », interpellent l’art des jardins et l’aménagement du paysage sans se perdre dans de simples réponses techniques isolées réfutant toute esthétique ? Comment faire le transfert des acquis écologiques dans la pratique ?
Et comment les nombreuses expériences de terrain peuvent-elles entrer dans l’enseignement d’un art indiscipliné du paysage ? Comment formaliser l’interface entre professionnels des espaces verts, administrations des villes, usagers, associations, et nouvelles manières de penser le projet de paysage ? Comment concilier le besoin sinon la nécessité d’être sur le terrain dans ces nouveaux projets, et les marchés publics traditionnels de maîtrise d’œuvre ?

Les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de la gestion différenciée, ses résultats médiocres, l’image confuse qu’elle donne, son incompréhension par les usagers ainsi qu’au sein même des gestionnaires des espaces, sont peut être  le résultat d’une esthétique manquante, d’un dessin « paysager » qui n’interroge plus l’objet réel de son art : le dehors.
Comment faire pour faire évoluer la commande publique face à ce changement de regard sur le projet du paysage ?

Les collectivités territoriales se trouvent dans l’impossibilité d’agir, de manière simple, efficace et pragmatique. Face aux règles des marchés publics, aux règles d’urbanisme, aux règles administratives, aux mesures de conservation ; la maîtrise d’ouvrage publique est paralysée. C’est ainsi que la commande publique, la maîtrise d’ouvrage, l’État, se déresponsabilisent. Ne sachant pas résoudre les problèmes, on fait alors appel à des associations citoyennes pour combler ce vide de la commande. Ces associations d’écologie bien intentionnées vont fonctionner comme de bons bricoleurs de l’espace urbain. Nous avons dû suivre le même chemin pour contourner le manque de commande publique innovante dans le domaine du paysage, nous avons constitué une association pour nous permettre de travailler, d’expérimenter et de réfléchir. Nous espérons que cette expérience portée à connaissance serve de contribution à un changement vivement attendu dans la commande, l’objet et le projet de paysage, là, partout, dehors et sans réserve.