Préface
par Yves-Marie Alain
Méconnaissance, inconscience, provocation… ou simplement volonté de contrer une certaine forme de consensus, d’unité de pensée ou forme de manifeste militant ? Comment qualifier une personne qui entre en botanique et se constitue une collection de Polygonacées au moment même où quelques-uns des membres venus d’ailleurs de cette famille botanique sont montrés du doigt, allant jusqu’au bannissement, affublés de ce qualificatif d’un autre âge de « peste végétale » ou guerrier avec plantes « invasives ». Certaines espèces spontanées de nos contrées étaient déjà classées comme mauvaises herbes par les jardiniers. Aurions-nous oublié que le Sarrasin ou Blé noir (Fagopyrum esculentum), ce blé des terres pauvres et acides, ce blé du pain noir, n’appartient pas à cette noble famille des céréales, les Poacées, mais bien à celle des Polygonacées ?
Face à ce rejet de certaines espèces, voire au mépris pour cette famille, la première démarche de Liliana Motta, fut, non seulement de constituer une collection et de l’installer à la campagne, mais de le faire savoir, de la faire reconnaître comme « Collection nationale » par le Conservatoire des collections végétales spécialisées (CCVS) et de militer pour éviter l’exclusion des espèces maudites (et des autres car par un raccourci sémantique, toutes les Polygonacées risquaient de se retrouver au ban des plantes). Pourquoi une telle démarche ? Sans doute d’abord pour des raisons intimes, mais aussi parce qu’une partie de sa formation s’est déroulée à l’école de botanique du Jardin des plantes de Paris. Ce lieu, par essence, est un lieu d’accueil de toutes les flores, un lieu du regard sans jugement sur le comportement individuel des plantes. Mais est-ce pour autant une raison pour sembler nier certaines réalités biologiques ? Un petit retour sur les trois dernières décennies permet de mieux comprendre toutes les ambiguïtés dans lesquelles nous nous trouvons actuellement. En effet, ces décennies furent riches en évolution des idées et des regards sur le monde végétal, et furent également riches de conflits conceptuels, de divergences sur l’usage des flores à l’occasion des créations de parcs, de jardins, des plantations routières et forestières… De façon un peu simplifiée, deux courants vont se développer qui, en première approche, semblent avoir un objectif similaire, celui de modifier la place et le traitement des flores indigènes dans les aménagements urbains ou suburbains.
A partir des années 1980, quelques rares paysagistes et gestionnaires d’espaces verts publics remettent en question certaines pratiques par trop horticoles d’entretien et de gestion. Avec le jardin en mouvement, et sous un vocable on ne peut plus triste de gestion différenciée, une certaine liberté est redonnée aux végétaux. Les flores indigènes et exogènes peuvent s’inviter et venir subrepticement s’installer ponctuellement où durablement là ou elles n’étaient pas attendues. Dans l’approche des initiateurs de cette gestion différenciée, il n’y a pas a priori d’exclusion, il n’y a pas de jugement qualitatif sur les associations nées des mélanges de flores. Le regard est essentiellement d’ordre esthétique et sensible.
Parallèlement, les premières lois de protection de la nature sont votées, et progressivement se développe un corpus scientifique sur la valeur de tous les habitats et sur la nécessité de les protéger par une pléiade de directives, lois, décrets. Par ailleurs, à la fin des années 1980, une définition est formulée pour expliciter un nouveau concept scientifique complexe, celui de la diversité biologique. Le résultat de ces démarches, à caractère plus scientifique qu’esthétique, ne fut pas réellement une ouverture sur le monde des autres, sur une meilleure compréhension du rôle de notre patrimoine végétal, naturel, historique ou culturel, mais plutôt le développement d’un phénomène d’exclusion, souvent au nom du principe de précaution ou d’arguments biologiques pas toujours avérés.
Le résultat est plutôt la confusion sur ce qui doit être fait, sur ce qui est « socialement acceptable » dans l’emploi ou la conservation des diverses essences qui osent s’installer sans y être invitées. Sans doute que l’une des difficultés à laquelle se heurte actuellement notre société, vient de ce que paysage et nature sont très souvent confondus, pris l’un pour l’autre. Or, le paysage n’est pas, par essence, synonyme de nature et encore moins d’exigence de nature.
Dans cet univers complexe et conflictuel, la force de Liliana Motta est de n’appartenir ni au cercle des paysagistes avec leurs contraintes administratives de maîtrise d’œuvre, ni à celui des écologistes, mais d’être une femme libre avant tout, artiste, avec un regard sensible et sans a priori sur les plantes, celles qui sont présentes, celles qui ont pris possession de lieux que l’homme avait abandonné ou rejeté, ce que l’on nomme pudiquement les friches urbaines. Que de symboles dans cette végétation décriée, celle qui s’installe là où elle n’était pas attendue pour créer, en dehors des normes établies, en dehors des codes de bonne conduite, des jardins voire de véritables parcs urbains. Végétation indigène et végétation exogène se mêlent, s’assemblent pour former des associations qui n’ont pas de noms, des habitats curieux que les écologues n’ont pas encore dénommés, comme si ces associations pour le moins évolutives, changeantes, faisaient tout pour ne pas avoir d’existence scientifique.
Dans tout ce travail, toutes ces expériences sur des lieux marginaux, avec des intervenants eux aussi en dehors des normes, l’écologie et la botanique ne sont que des outils de compréhension et non l’ultime but de la recherche. La connaissance fine est un support à l’action, avec la volonté de réintégrer dans un système sensible la beauté de chaque chose et le travail de chacun. Sortir de soi, ne pas porter de jugement sur ce qui est, mais en tirer le mieux, une forme de beauté que la connaissance théorique et pratique du monde naturel permet de mettre en place.
Nous sommes loin des actions lourdes de réhabilitation des lieux qui ont comme première démarche de nettoyer, évacuer, pour faire un lieu « propre », avant d’intervenir avec des végétaux savamment choisis. Que sont loin les idées de l’aménagement de l’espace public nées au cours du XIXème siècle, avec des mots d’ordre comme « ordre et propreté », y compris pour les végétaux qui doivent se conformer aux règles.
Dans la très grande majorité des cultures, y compris occidentale, l’approche de l’univers des plantes ne s’effectue pas principalement comme objet écologique, mais comme objet culturel, ce qui permet la multiplicité des regards et des usages. Dans un monde dans lequel s’insinuent d’autres modes de lecture de l’espace extérieur avec la photographie, les images virtuelles, les nanotechnologies, dans lequel s’imposent d’autres exigences biologiques et morales avec la défense des flores locales, la conservation de la diversité biologique, la protection de l’environnement, dans lequel disparaissent les cultures et les langues vernaculaires, toutes les références se trouvent modifiées et remises en cause.
Pour Liliana Motta, il ne saurait être question d’opposer ces deux approches, l’une rationnelle, l’autre sensible, ni de considérer que l’une l’emporte sur l’autre, mais d’avoir toujours à l’esprit que, dans les créations humaines, même les plus insignifiantes, la part du sensible n’est jamais absente.
Alors n’hésitons pas et entrons dans l’intimité de la pensée créatrice, subtilement dévoilée, de l’artiste-botaniste et visitons la dynamique des œuvres qu’elle nous présente.