Polygonum
par Liliana Motta
Le mot Polygonum, du grec polus, beaucoup et gonu, genou, évoque la présence de nombreux nœuds dans les tiges, tout comme le mot français « renouée » fait, lui aussi, référence à cette tige noueuse.
De fait, les Polygonum ont en commun une sorte de fourreau ou gaine qui enveloppe la tige à chaque nœud, qu’on appelle « ocréa ». Leur fruit à trois angles ou de forme aplatie ne contient qu’une seule graine. Celle-ci représente une réserve riche en amidon. La famille des Polygonacées comprend environ 40 genres et 800 espèces dans le monde. La plupart poussent dans les zones tempérées humides et froides de l’hémisphère Nord. Quelques espèces ligneuses préfèrent les climats tropicaux ou subtropicaux. Ce sont des plantes cosmopolites, c’est-à-dire des plantes qui ont une répartition très large d’un point de vue géographique.
Certains Polygonum sont comestibles. C’est grâce à la graine du Sarrasin ou Blé noir, qui pousse dans des sols pauvres, qu’au Moyen-Âge une grande partie des paysans assurait le principal de leur nourriture. Polygonum odoratum est une plante qui vient d’Asie et parfume les salades ; Polygonum hydropiper, très commun en France, remplace le poivre et on en fait des huiles aromatisées. La Bistorte est un Polygonum qui pousse dans les plaines de montagne, et à partir de laquelle on fait des soupes et des salades.
Parmi les Polygonum les plus populaires, pour de mauvaises raisons, on trouve les grandes Renouées du Japon. Sous le nom commun « Renouées du Japon » on inclus la plupart du temps des plantes différentes : Fallopia japonica, F. sachalinensis, les hybrides entre F. japonica et F. sachalinensis (F. x bohemica) et les hybrides entre F. japonica et F. baldschuanica. Ce sont des plantes herbacées géantes d’origine asiatique (Chine, Japon, Corée), des pionnières très héliophiles, qu’on retrouve dans les terrains vagues en ville, aux bords des routes, en lisière des forêts, ou dans les plaines alluviales au bord de l’eau.
Dans les années 1970 au Royaume-Uni la véritable ampleur de la propagation de la Renouée du Japon devient évidente. L’Angleterre fait partie des pays précurseurs, en termes juridiques, sur le contrôle des grandes renouées : une première loi interdit en 1981 leur introduction dans les zones naturelles, puis la loi de 1991 sur les déchets en zones urbanisées leur donne un nouveau statut, les réduisant à des «déchets à contrôler» [1].
Dans la presse au Royaume-Uni, la Renouée japonaise attire régulièrement des adjectifs tels que « monstre », « barbare », « destructive et indestructible », alors que, en dépit de la mythologie qui l’entoure et si l’on s’y prend suffisamment tôt, elle est facilement éliminée par l’utilisation d’herbicides. Des problèmes se posent surtout dans le traitement des grands peuplements établis depuis des décennies, où le réseau de rhizomes souterrains ligneux a augmenté dans son périmètre et a fabriqué un véritable « arbre souterrain » [2].
Les Britanniques ont développé un projet pionnier de lutte biologique, coordonné par l’organisation intergouvernementale CABI Bioscience [3]. Après des recherches à Nagasaki et une quantité considérable de tests, CABI a annoncé en 2009 avoir identifié un agent de contrôle spécifique, une sorte de minuscule cigale, Aphalara itadori. La permission a été accordée et l’introduction de Aphalara itadori, prévue pour le printemps 2010, devait se faire progressivement sur deux ou trois sites étroitement surveillés [4]. Comme tous les programmes de lutte biologique, l’objectif est d’affaiblir plutôt que d’éradiquer l’organisme cible.
Les Renouées du Japon font aussi partie des « 100 espèces exotiques envahissantes parmi les plus néfastes au monde » (100 of the world’s worst invasive alien species), liste publiée par un groupe de spécialistes de la Commission de la sauvegarde des espèces (CSE) de l’Union mondiale pour la nature (UICN). L’UICN est la principale ONG mondiale consacrée à la cause de la conservation de la nature. C’est une ONG très particulière qui compte parmi ses membres, par exemple en France, le Ministère en charge de l’écologie et le Ministère des affaires étrangères. La liste fut établie grâce au soutien généreux de la Fondation d’entreprise TOTAL (1998-2000).
En France, il existe des listes de plantes invasives, des sortes de listes noires déconseillant vivement leur plantation, vente ou distribution, mais, à ma connaissance, il n’existe pas de repères juridiques permettant un quelconque contrôle. Pour les plantes, il y a un arrêté ministériel du 2 mai 2007 (publié au J. O. n°114) qui interdit la commercialisation, l’utilisation et l’introduction dans le milieu naturel de Ludwigia grandiflora et de L. peploides. Pour les animaux, l’arrêté du 30 juillet 2010 interdit sur le territoire métropolitain l’introduction dans le milieu naturel de certaines espèces de vertébrés (publié au J. O. n°210).
La Renouée, comme d’autres « plantes invasives », est un sujet de préoccupation pour tous ceux, scientifiques, responsables politiques ou membres d’associations de défense de la nature, qui s’intéressent à l’environnement.
Mais sait-on, au juste, mesurer la réalité du danger qu’elle représente pour la flore européenne ?
Y a-t-il vraiment perte de biodiversité ?
Pourrait–on considérer que ces plantes arrivées en Europe à partir du XIXème siècle sont devenues, par leurs mutations génétiques et leurs nombreuses hybridations, des « européennes » ?
Annick Schnitzler et Serge Muller [5], dans la conclusion de leur étude Écologie et biogéographie de plantes hautement invasives en Europe, les renouées géantes du Japon, répondent à ces affirmations : « L’invasion des renouées a provoqué une perte de la biodiversité. Cette affirmation doit être prise dans l’autre sens : c’est la perte de diversité naturelle, qui en déstabilisant les écosystèmes naturels et semi-naturels, a facilité l’expansion de cette espèce. La présence de la renouée peut donc servir comme bio-indicateur des perturbations anthropiques. »
Dans une autre étude Annick Schnitzler et John Bailey [6] affirment : « Concernant la biodiversité (la perte de – ndlr), cette vison des choses n’est que partiellement exacte. C’est bien parce que la forêt alluviale, écosystème originel des plaines alluviales, a été éliminée au profit des cultures ou des plantations, et que les rives des rivières ont fait l’objet de travaux lourds d’enrochement et d‘endiguement, que les renouées ont pu s’installer. De biodiversité native, il n’y avait déjà plus grand-chose avant l’invasion des renouées, sauf quelques opportunistes ! »
Parmi les scientifiques qui étudient actuellement la famille des Polygonacées et d’une manière tout particulière les grands renouées, on trouve donc John Bailey, biologiste, enseignant et chercheur à l’Université de Leicester en Angleterre, qui va poursuivre le travail initié par sa collègue Ann Conolly. Dans les années 1960 et 1970, Ann Conolly a consciencieusement reconstitué l’histoire de l’introduction des grandes renouées en Europe.
La première des grandes renouées à avoir été introduite fut Fallopia japonica (Hout) Ronse Decreane, la Renouée du Japon.
Philipp Franz Balthasar von Siebold sera le premier à l’introduire en 1840 [7] en Europe. Siebold, médecin, naturaliste bavarois, entre au service de la Compagnie hollandaise des Indes orientales en 1822 et arrive au Japon en 1823 avec la délégation scientifique hollandaise. Il sera rattaché dans les années 1840 au comptoir hollandais de l’île de Honshu. A cette époque (époque d’Edo 1639 à 1854), l’archipel nippon est fermé aux étrangers et seuls les hollandais sont autorisés à résider dans leur comptoir commercial de l’île artificielle de Dejima près de Nagasaki. Siebold se fait donc passer pour hollandais pour pouvoir y résider de 1823 à 1829. Il y fonde une école et sera le premier occidental à enseigner la médecine au Japon. Siebold était un grand amateur de plantes et il parviendra à réunir la plus grande collection de plantes japonaises au monde (dont plus de 2 200 espèces de phanérogames). Après une série incroyable de mésaventures, il se retrouve à Leiden aux Pays-Bas, en 1842. Il y ouvre un jardin d’acclimatation, un arboretum et une pépinière destinée à la vente des plants. Il fonde la « Société royale pour l’encouragement de l’horticulture » et édite un « Catalogue raisonné et prix courants des plantes et des graines du Japon et de la Chine ». Dans l’édition de 1848, le catalogue de Siebold & Co comporte la catégorie « plantes nouvellement importées du Japon ».
Fallopia japonica reçoit une médaille d’or en 1847 de la Société d’agriculture et d’horticulture à Utrecht au titre de « la nouvelle plante ornementale la plus intéressante de l’année » selon le catalogue de 1848 de la pépinière de Von Siebold à Leiden. La description qui accompagne le prix exalte sa grande vigueur, la combinaison de son utilisation ornementale et de son utilisation médicinale, sa valeur comme protection de jeunes plants contre le vent et le soleil, son intérêt comme plante mellifère, ses jeunes tiges comestibles, ses feuilles et son rhizome, très appréciés dans la médecine japonaise et chinoise.
Avec ses multiples atouts, capable de fixer des sols mouvants, Fallopia japonica va faire l’objet de plantations massives dans toute l’Europe.
Les renouées sont gynodioïques, certains pieds ne portent que des fleurs femelles, d’autres que des fleurs hermaphrodites mais il n’y a jamais de fleurs uniquement mâles. Le premier plant qui a été introduit était un individu femelle, et on a pendant plusieurs dizaines d’années reproduit cette espèce uniquement par reproduction végétative ou hybridation et non par reproduction sexuée. Depuis la pépinière de Siebold à Leiden, considérée comme le lieu initial de sa distribution au XIXème siècle, Fallopia japonica, de par son extension géographique, constitue donc aujourd’hui très probablement le plus grand clone végétal femelle de la planète.
Quant à Fallopia sachalinensis (F. Schmidt Ex Maxim.) Ronse Decr., son introduction date d’environ 1855. Elle est originaire du Japon, de Sakhaline et peut-être aussi de Ullŭng-do, deux îles isolées entre la Corée et le Japon. Fallopia sachalinensis a été découverte sur la côte ouest de l’île de Sakhaline, au début du mois de septembre 1853, par le Dr H. Weyrich, qui faisait partie d’une expédition navale russe qui revint à Saint-Pétersbourg en 1855. Les plantes récoltées par Weyrich étaient destinées au jardin botanique de Saint-Pétersbourg. Fallopia sachalinensis a été introduite en Europe par des plants femelles et hermaphrodites, ce qui lui a permis d’assurer sa reproduction sexuée. La variété Fallopia Japonica var. compacta (Hook. F.) J. P. Bailey, aurait quant à elle été introduite en Europe en 1841. La renouée grimpante Fallopia baldschuanica (Regel) Holub, est aussi originaire d’Asie et elle a été introduite en Espagne en 1889.
Qui aurait pu imaginer, au moment de l’introduction de la Renouée du Japon, un tel destin pour ces plantes ?
Leur expansion extraordinaire pourrait s’expliquer par leur aptitude au clonage, c’est-à-dire la reproduction asexuée par simple bouturage. Des morceaux de tige ou de rhizome, transportés par les hommes ou par les eaux, suffisent à permettre sa dissémination. Par ailleurs, la renouée produit dans sa litière des dérivés phénoliques nécrosants pour les racines de ses concurrents végétaux directs. Un autre atout de taille est son gigantisme, favorisé par la polyploïdie. Il touche toutes les parties de la plante.
On pourrait penser que Fallopia japonica, gigantesque clone, ne devrait pas réussir à se maintenir dans la nature, car sa pauvreté génétique aurait du logiquement conduire à son effondrement à long terme. Les désavantages d’un tel mode de propagation, sans reproduction sexuée, peuvent en effet être implacables : accumulation de virus et de mutations délétères, manque de souplesse vis-à-vis des changements environnementaux, etc. Pourtant on s’est aperçu dès le XIXème siècle qu’elle était capable de s’hybrider avec de proches parentes asiatiques et donc ainsi d’échapper à l’inéluctable appauvrissement. Sa principale source de pollen a d’abord été une autre renouée géante tétraploïde, Fallopia sachalinensis possédant une variabilité génétique bien plus importante. Concernant cette variété, ce sont des graines issues de plusieurs sites qui ont été ramenées d’Asie et pas seulement de simples boutures. Ces semences correspondaient à des individus femelles et hermaphrodites. De multiples hybrides, réunis sous la seule dénomination de Fallopia x bohemica, sont issus de ces croisements. La plupart restent peu fertiles. D’autres croisements ont été introduits via la variété Fallopia japonica var. compacta, ou encore d’autres espèces du genre Fallopia, cultivées à proximité dans les jardins. L’hybride entre Fallopia japonica et F. baldschuanica a été découvert en Grande-Bretagne en 1983, et s’y est vraiment établi depuis 1986. John Bailey a nommé cet hybride Fallopia x conollyana en guise de reconnaissance des travaux de recherche de sa collègue Ann Conolly.
En plus de leur diversité génétique, de leur plasticité phénotypique, de leur polymorphisme et de leur adaptabilité écologique, ces grandes plantes possèdent des propriétés médicinales et des propriétés utilitaires pour l’homme.
La plupart des recherches concernant les constituants de Fallopia japonica portent sur les parties souterraines. Ce sont majoritairement les rhizomes qui sont utilisés dans les médecines traditionnelles asiatiques, même si des travaux de recherche ont été réalisés sur les parties aériennes, au niveau des tiges et des feuilles. Depuis les années 1980, différentes études, le plus souvent menées par des équipes asiatiques, ont été effectuées afin de mettre en évidence les nombreuses propriétés biologiques de Fallopia japonica. On trouve par exemple dans ses racines du resvératrol. Le resvératrol est un polyphénol, un antioxydant (nouveau terme remplaçant l’ancien terme de « tanin végétal »). Ces études ont mis évidence l’action antibactérienne, en particulier sur la plaque dentaire, de l’extrait de Renouée du Japon, ainsi que ses propriétés anti-inflammatoires, antiallergiques, antivirales, ostrogéniques et anti-oxydantes. Par ailleurs, le resvératrol aurait aussi une action protectrice contre les maladies cardiovasculaires.
Au Japon Fallopia japonica est nommée Itadori-Kon. Les racines sont utilisées pour la préparation d’une infusion nommée Itadori tea. En japonais le terme Itadori signifie « bien-être ». Cette infusion est recommandée comme source de resvératrol non alcoolisée. En Corée, les rhizomes sont couramment utilisés pour maintenir l’hygiène buccale et dentaire. C’est son usage pour traiter différents problèmes de peau qui reste le plus courant, en particulier pour faciliter la cicatrisation des brûlures. En Europe, la Renouée du Japon entre dans la composition de certaines crèmes à usage cosmétique, mais elle n’a pas encore été étudiée pour être aussi largement utilisé qu’en Asie.
Il est important de remarquer que même si Fallopia japonica présente vraisemblablement de nombreuses propriétés, du fait qu’elle soit considérée comme une « peste végétale » en Occident, elle ne fait pas l’objet de travaux scientifiques de recherche à la hauteur de son potentiel. Seule exception à la règle : l’Université de Lyon 1 [8] et l’UMR « Écologie des hydrosystèmes fluviaux » représentée par Florence Piola [9], qui m’a contactée il y a quelques années pour que je lui envoie différents spécimens de Fallopia sp. Leurs recherches se sont concentrées sur les propriétés antifongiques d’extrait de Fallopia sp. Elles ont mis en évidence la nature de ces propriétés (des dérivés de resvératrol ont été identifiés ainsi que leur action sur la germination des spores) et ont pu confirmer l’intérêt des extraits de Fallopia sp. contre le mildiou et le botrytis de la tomate.
Qui est bon et qui est mauvais ? Pourquoi et pour qui ?
[1] Duty of care regulations, 1991
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[2] Bailey John, « Opening Pandora’s seed packet ». The horticulturist. Avril 2010
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[3] CABI Bioscience est un institut de recherche basé en Angleterre et voué à l’agriculture et à la biologie dans une perspective de développement durable.
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[4] L’espèce Aphalara itadori a résisté à l’hiver, mais le niveau des populations est encore trop faible pour avoir un effet notable. 150 000 individus supplémentaires ont été relâchés en 2013 et aucun impact n’a été recensé sur des végétaux ou invertébrés autochtones. D’autres recherches sont en cours sur l’impact d’un champignon « mycoherbicide » (Mycosphaerella polygoni—uspidati) comme agent de contrôle biologique supplémentaire. Les résultats de cette première expérience ne sont pas encore disponibles
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[5] LIEBE (Interactions écotoxicologues, biodiversité, écosystèmes) CNRS UMR 7146. Université Paul Verlaine, UFR Sci FA, Metz
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[6] « Polymorphisme génétique et plasticité phénotypique : deux atouts pour la dispersion des renouées asiatiques ? » Rev. Écol., vol.63, 2008
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[7] L’introduction a eu lieu en 1906 en Allemagne du sud-ouest, en 1939 en France. En Nouvelle Zélande en 1935. (SCNITZLER A. et MULLER S. 1998)
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[8] UMR « Écologie microbienne », Centre d’Étude des Substances Naturelles et UMR « Écologie des Hydrosystèmes fluviaux »
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[9] Florence Piola, Maître de Conférences, Université Lyon 1, CNRS, UMR 5023 – LEHNA, Laboratoire d’Écologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés
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