Déracinée
par Liliana Motta
Je suis dehors, cette idée me réconforte. Seule dehors, toute rencontre est possible.
Je n’arrive pas à comprendre une nature qui ne serait pas en lien avec nous. Je m’intéresse à elle dans le quotidien, dans le plus proche. Je n’aime pas les vues d’ensemble, ni les vues d’en haut, les photos aériennes. C’est l’autre extrême du regard, celui d’aimer regarder toujours d’en haut, d’avoir une vue dominante, une vue qui organise et planifie. J’aime bien baisser le regard, regarder ce que j’ai sous les pieds. Je n’arrive pas à voir autrement qu’en détaillant les choses, en regardant ce qui est le plus près de nous.
Depuis là-haut, Toi et Moi, on ne nous voit pas. Dans la nature, c’est Toi et Moi qui m’intéressent. Mais Toi et Moi, ça ne marche jamais tout seul, il nous faut toujours quelqu’un d’autre. Les autres, ce sont les gens, les amis, la nuit, les plantes, les animaux. Sans Toi et Moi, les autres n’existent pas.
Je me suis attachée à ce qui m’entoure au quotidien, à ce qui peut sembler ordinaire. Ce regard est celui d’une étrangère. Notre regard est culturel et nous ne regardons pas tout seul. C’est d’un mouvement incessant entre le dehors et le dedans que notre regard se forme. Le regard est en nous, il observe, il distingue, il juge et fait la différence. Mon regard est lié à des odeurs d’enfance ; ici, je ne peux avoir de connaissance intime, première, de ce qui m’entoure. Le fait de ne pas avoir mes racines ici me permet d’aborder avec un regard différent ce qui peut sembler banal pour les autres.
Toute cette tristesse n’est qu’une histoire d’enfant. Un chagrin qu’on ne peut pas raconter et qu’on garde pour soi. C’est un peu comme toutes ces racines qui ont une vie souterraine, une vie cachée. Cette histoire est cachée, mais en même temps elle est solidement enracinée en moi. Elle me soutient et m’alimente. Je stocke mes réserves. Les plantes me servent de lien entre moi et les autres. Et puis il y a mon père et son absence. Les racines sont pour moi une manière de dire qu’il me manque.
La rencontre inattendue avec une plante m’a permis de faire le lien manquant entre moi et les autres. De rencontrer ce qui est en moi, ce qui était caché.
Lors d’un voyage dans la Nièvre, j’ai découvert un village dont toutes les maisons étaient entourées de thuyas, de haies taillées en forme de parpaings, pour mieux imiter les murs mitoyens en ciment. Parmi ces haies, l’une était plantée de Fallopia sachalinensis [1] qui m’a étonnée par son exubérance. C’est un sous-arbrisseau herbacé, robuste, dont les tiges peuvent atteindre plus de 3 mètres de hauteur, avec des énormes feuilles largement ovales, cuspidées à leur sommet et en forme de cœur à leur base. Peut-être me faisaient-elles penser aux grandes plantes que ma grand-mère cultivait dans son jardin en Argentine, aux ombùs, Phytolacca dioica, une espèce d’arbre qui pousse là-bas aussi vite qu’une mauvaise herbe ? Dans la campagne à Buenos Aires ces plantes signalent les anciennes routes.
J’ai demandé à quelqu’un quel était le nom de cette plante, cette personne m’a répondu : « C’est une saloperie ».
Cette réponse a suffi pour que je m’identifie à elle. Le qualificatif qui lui était donné n’était pas la description biologique de la plante en question. Le qualificatif « c’est une saloperie » exprimait les sentiments bien humains que certains comportements écologiques des plantes révèlent chez les hommes. Cet homme en l’appelant « saloperie » mettait l’accent, sans le savoir, sur les qualités écologiques de cette plante.
Mon histoire est celle de quelqu’un qui n’est pas chez lui et qui cherche à avoir aussi, comme les autres, ses racines. Ma famille d’adoption est une famille botanique, les Polygonacées. Ces « saloperies ». Depuis cette rencontre, je les collectionne. De cette première plante que j’avais trouvée, il fallait que je cherche les parents, les frères, les oncles et les cousins. La famille devait prendre place autour d’elle, reconstituer son passé, construire un présent ensemble avec moi.
Les rencontres ne se font pas seulement avec les gens, mais aussi avec les plantes. Ma rencontre avec Polygonum a été le résultat d’un travail personnel, intime et, comme la rencontre avec certaines personnes, il m’a indiqué le chemin pour pouvoir me rencontrer.
Sortons dehors pour mieux nous voir. Restons disponibles à la rencontre.
[1] Le genre Fallopia (Hout). Ronse Decraene, remplace les dénominations précédentes de Polygonum et Reynoutria
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