DE
HORS

Cultiver les expérimentations

par Liliana Motta

 

La collection de Polygonum que je conserve dans la Sarthe a été classée en 1999 « Collection nationale » par le Conservatoire français des collections végétales spécialisées (CCVS).

Dans ces annĂ©es-lĂ , la pensĂ©e scientifique [1] autour des plantes introduites, ces plantes venues d’ailleurs et accusĂ©es d’occuper un sol national au dĂ©triment des plantes indigĂšnes, Ă©tait un sujet pas ou peu remis en question. Cette pensĂ©e Ă©tait prise par la plupart comme une vĂ©ritĂ©, un fait indiscutable, et les histoires de ces envahisseurs Ă©taient largement diffusĂ©es par la presse auprĂšs du grand public.

Une partie des plantes de la collection de Polygonum fait partie de ce qu’on pourrait appeler « la liste noire », et qui se nomme prĂ©cisĂ©ment « Plantes exotiques invasives sur le territoire national » du Conservatoire botanique national mĂ©diterranĂ©en de Porquerolles, et a Ă©tĂ© Ă©tablie en 1998. Il y a plusieurs listes : « Liste 1 : espĂšces Ă  dĂ©truire et dont l’introduction, la culture et la vente devraient ĂȘtre interdites », « Liste 2 : espĂšces invasives potentielles, Ă  surveiller attentivement », et mĂȘme une « Liste 3 : liste d’attente », dont les plantes, ne pouvant pas rentrer dans les deux listes prĂ©cĂ©dentes, sont « soupçonnĂ©es de pouvoir le faire dans l’avenir ».

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Beaucoup de Polygonum sont des plantes « rudĂ©rales », du latin rudus : dĂ©combres. L’espace rudĂ©ral dĂ©signe les lieux occupĂ©s, colonisĂ©s, puis abandonnĂ©s par l’homme. Les plantes rudĂ©rales occupent des sols dont l’Ă©quilibre est frĂ©quemment perturbĂ© (piĂ©tinement, labours, …). Ce sont souvent des plantes Ă  croissance rapide, Ă©difiant une biomasse importante en peu de temps, Ă  grande fĂ©conditĂ©, Ă  pouvoir germinatif Ă©levĂ© et Ă  grande plasticitĂ© Ă©cologique, rĂ©sistant Ă  la sĂ©cheresse comme Ă  l’excĂšs d’humiditĂ©.

Les plantes rudĂ©rales sont gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©es comme des « mauvaises herbes », plus gĂȘnantes qu’utiles. Les botanistes appellent ces plantes des « adventices » quand il s’agit de plantes Ă©trangĂšres introduites, volontairement ou pas, par l’homme.

AprĂšs le discours scientifique de 1992 au Sommet de la Terre Ă  Rio de Janeiro au BrĂ©sil portant sur les dangers que ces plantes peuvent causer sur la biodiversitĂ©, on les appela « pestes Ă©trangĂšres colonisatrices », « plantes envahissantes », ou « aliens », en anglais. Ces plantes introduites, ces « étrangĂšres », « exotiques », « allogĂšnes », ont alors perdu le statut sympathique de mauvaise herbe pour faire partie d’un classement plus actuel et alarmant, celui de « peste vĂ©gĂ©tale ».
Ces plantes introduites volontairement ou fortuitement par l’homme, transportĂ©es Ă  son insu comme des passagers clandestins ou faisant partie de ses bagages, trouvent Ă  leur arrivĂ©e un nouveau milieu, un terrain privilĂ©giĂ© oĂč elles vont prolifĂ©rer sans subir la concurrence de la vĂ©gĂ©tation indigĂšne. On pourrait aussi voir les faits autrement et les considĂ©rer en termes Ă©cologiques comme les pionniĂšres d’une succession secondaire, les transformateurs de lieux en changement.

Les Polygonum sont des plantes qui se dĂ©placent par des rhizomes qui croissent horizontalement dans le sol et produisent chaque annĂ©e une nouvelle pousse dressĂ©e qui portera fleurs et fruits. On pense toujours que les plantes sont fixĂ©es au sol, qu’elles ne bougent pas, ce qui favorise « une forme de mĂ©pris qui veut que la plante ne soit qu’une chose » [2]. Le mouvement des plantes, les hommes n’aiment pas ça, ni les jardiniers avec leurs parterres, ni les botanistes avec leurs inventaires. Ils sont gĂȘnĂ©s par celles qui ne se tiennent pas Ă  leur place. Et malheureusement, cette injustice, cette inĂ©galitĂ© dans l’existence, dans le droit de vie sur un territoire, ne concerne pas que les plantes : « Les femmes sont perçues comme dangereuses, au mĂȘme titre que les migrants, les Ă©trangers, les nomades, que tous les porteurs potentiels de mobilitĂ©, d’étrangetĂ© et de transgression, tous ceux qui peuvent franchir les limites du corps, du territoire ou des rĂšgles sociales » [3].

Jack Rodney Harlan (1917-1998), palĂ©obotaniste et gĂ©nĂ©ticien, qui s’intĂ©ressait Ă  l’origine des plantes cultivĂ©es, a Ă©crit en 1975 Les plantes cultivĂ©es et l’homme. Dans le chapitre 4 intitulĂ© « Plantes adventices et mauvaises herbes », il explique sa pensĂ©e sur cette capacitĂ© de transformation : « Une adventice possĂšde certains attributs Ă©cologiques et elle est frĂ©quemment indĂ©sirable Ă  cause de ces mĂȘmes attributs. C’est le comportement Ă©cologique qui est le plus important. L’opinion humaine n’influe guĂšre sur le comportement Ă©cologique des plantes, mais le comportement Ă©cologique des plantes pourrait bien conditionner l’opinion humaine. La dĂ©finition courante des mauvaises herbes et adventices comme Ă©tant des plantes qui ne sont pas Ă  leur place, cache des idĂ©es implicites. PremiĂšrement le mot « pas » implique une opinion humaine puisque « affirmatif » et « nĂ©gatif » sont des concepts humains et non inhĂ©rents Ă  la nature. Le mot « place » indique une relation Ă©cologique qui a Ă©videment Ă  voir avec les activitĂ©s botaniques de l’homme lorsqu’il jardine ou fait de l’agriculture. Partout oĂč l’homme va, il est rapidement entourĂ© d’un cortĂšge de compagnons vĂ©gĂ©taux qu’il dĂ©sire, dĂ©teste ou ignore selon les cas. »

L’idĂ©ologie politique vĂ©hiculĂ©e Ă  travers la louable intention de gĂ©rer la biodiversitĂ© de notre planĂšte se rĂ©sume gĂ©nĂ©ralement Ă  l’ordre prĂ©fectoral d’extermination de l’espĂšce rendue coupable du dĂ©sordre. L’espĂšce animale ou vĂ©gĂ©tale Ă  exterminer est donc accusĂ©e de l’acte de mise en danger de la biodiversitĂ© en oubliant quel patrimoine gĂ©nĂ©tique, quel patrimoine culturel, ou tout simplement quels nouveaux liens cette espĂšce aurait pu ĂȘtre capable de dĂ©velopper dans le temps avec son nouveau milieu.

Reynoutria hybride SP  1

La collection végétale spécialisée de Polygonum représente-t-elle un enrichissement du patrimoine végétal ou, au contraire, constitue-t-elle un danger pour la conservation de la biodiversité ? La réponse pourrait se trouver dans la relation de cette collection végétale spécialisée avec son village.

Depuis dix ans, le jardin de Polygonum, avec la rĂ©union autour de celui-ci d’un conseil scientifique constituĂ© d’érudits sarthois, anciens universitaires, gĂ©ographes, naturalistes et scientifiques [4], a donnĂ© naissance Ă  ce qu’on appelle le « Parcours botanique des Alpes Mancelles », qui dĂ©signe plusieurs endroits d’intĂ©rĂȘt botanique dans diffĂ©rents villages, en s’intĂ©ressant toujours Ă  la plante commune et Ă  la diversitĂ© vĂ©gĂ©tale. RĂ©cemment, en 2007, le jardin de Polygonum a reçu le prix de « L’initiative Citoyenne » dĂ©cernĂ© par l’Association des journalistes du jardin et de l’horticulture (AJJH).

On pourrait croire que de « l’étranger » au « citoyen », il n’y a que le regard des autres qui aurait changĂ©.

[1] Collectif. Actes du colloque « Plantes introduites – plantes envahissantes » – 8 au 11 octobre 1996, Nice. Biocosme MĂ©sogĂ©en, Nice, 1998.
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[2] Aline Raynal-Roque. La botanique redĂ©couverte. INRA. Éd Belin. 1994.
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[3] François HĂ©ritier. Masculin/FĂ©minin II. Dissoudre la hiĂ©rarchie. Éd Odile Jacob. 2002.
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[4] Conseil scientifique constituĂ© de : Jean-Pierre CHAMPROUX, professeur de Sciences de la Vie et de la Terre, correspondant du Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien ; Jean-Pierre CORBEAU, conseiller pĂ©dagogique Ă  l’inspection de l’Éducation Nationale de Mamers ; Jean-Christophe DENISE, architecte DPLG, spĂ©cialisĂ© dans la programmation et la rĂ©alisation de projets culturels et artistiques pour le MinistĂšre de la Culture et le MinistĂšre de l’Éducation ; Jeanne DUFOUR, gĂ©ographe, professeur honoraire Ă  l’UniversitĂ© du Maine, auteur de l’ouvrage Les Alpes mancelles – la nature, les hommes, hier et aujourd’hui (avec Evelyne Moinet, Imprimerie Frenoise, 1998) ; GĂ©rald HUNAULT, maĂźtre de confĂ©rences, adjoint du directeur pour la Sarthe du Centre de Conservation du Patrimoine Naturel de CherrĂ©, Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien, MusĂ©um National d’Histoire Naturelle ; AndrĂ© LAUNAY, botaniste et aquarelliste, responsable de la page botanique dans le mensuel Maine DĂ©couvertes, correspondant du Conservatoire Botanique National du Bassin Parisien ; Guy MOTEL, vice-prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© d’Horticulture de la Sarthe, botaniste et ornithologue, enseignant et auteur de plusieurs ouvrages, dont L’Ă©rable, Ed. Actes Sud, 2013.
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