Le discours mystique des scientifiques
par Liliana Motta
La pensée scientifique autour des plantes venues d’ailleurs, accusées d’occuper un sol national au détriment des plantes indigènes, est peu remise en question. Elle fait office de vérité, prise comme un fait indiscutable.
La Convention internationale sur la diversité biologique a été discutée est signée par des nombreux États en 1992, dans le cadre de la conférence sur le développement durable de Rio de Janeiro. Ce texte définit la diversité biologique comme étant la « variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres systèmes aquatiques, et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes ». Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer de cette louable intention de conservation, la convention de Rio a par cela-même officialisé le rejet des espèces allogènes, invitant les pays signataires à « empêcher l’introduction, contrôler ou éradiquer les espèces étrangères qui menacent les écosystèmes, les habitats ou les espèces ».
Parce que les plantes venues d’ailleurs sont généralement accusées de prendre la place des plantes « nationales » et, ainsi, de provoquer une perte de la biodiversité. Faux.
Déjà, il n’y a pas que les plantes, il y a aussi les animaux, les insectes, les champignons, en résumé tous les groupes taxonomiques sont concernés par l’émigration de leur territoire d’origine. C’est un phénomène mondial que l’on appelle les « invasions biologiques ». Même si les faits décrits sont véridiques, l’idée d’invasion biologique constitue en soi une fausse vérité ou, pire encore, une demi-vérité avec un petit rien de mensonge. C’est un peu comme dire qu’il y a de plus en plus de violence dans le métro parisien parce qu’il y a beaucoup plus d’étrangers. D’accord, les actes de violence dans le métro sont bien réels. Il est aussi vrai que beaucoup d’étrangers utilisent ce moyen de transport. Mais le rapport de causalité entre les deux n’est pas nécessaire.
Cette peur autour des espèces végétales ou animales qui se déplacent de leur territoire d’origine occulte tout esprit scientifique. En concentrant toute l’attention sur l’origine étrangère des êtres vivants qui se déplacent au détriment de ceux qui proviennent du territoire national, on passe à côté de ce que montre l’observation scientifique et la réelle analyse écologique de la dynamique des êtres vivants. Cette obsession de « l’étranger » fausse les observations, on se base alors sur de simples faits anecdotiques, sans liens ni limites.
La science devient ainsi un instrument de manipulation politique. Les histoires et fantasmagories sur ces « envahisseurs » sont largement diffusées par les médias. Nous sommes régulièrement alertés et menacés, par l’intermédiaire de la presse et de la recherche scientifique, sur les troubles écologiques constatés, sur le territoire français, dans certains biotopes terrestres, aquatiques ou aériens, du fait de la présence d’êtres étrangers à ces milieux. Nous sommes aussi parfois rendus complices, coupables d’actes répréhensibles et dénoncés dans nos échanges, qu’ils soient botaniques ou culturels.
Nous sommes finalement accusés injustement d’être nés ailleurs, d’être égyptien (Threskiornis aethiopicus, l’Ibis sacré), d’être américain (Lithobates catesbeianus, la Grenouille-taureau), d’être africain (Carpobrotus edulis, la Griffe de sorcière), d’être asiatique (Vespa velutina, le Frelon asiatique), etc.
Cette nationalité politique, nous ne l’avons, par ailleurs, pas choisie. Nul ne fait le choix de naître, et encore moins le choix d’un lieu de naissance.
Les scientifiques font souvent l’aveu de leur incompétence à gérer des situations écologiques nouvelles, et, face à ce désarroi, ils se mettent à utiliser un langage qui n’est pas le leur, un langage non plus scientifique mais fortement politique. La véhémence de leur discours serait expliquée par le raisonnement suivant : même si les scientifiques non conservationnistes sont convaincus que dans le monde du vivant tout est toujours relatif, du au hasard et à la variabilité, c’est dans l’idée d’un principe de précaution, « « pour la bonne cause », (qu’ils) estiment qu’il est dangereux de lancer de telles idées qui peuvent être interprétées comme une porte ouverte au laisser-faire. Est-ce au scientifique de se censurer ? » [1] Sans être scientifique, n’ayant que du bon sens commun, on peut leur dire que ce n’est pas sous prétexte de ne pas faire n’importe quoi qu’il faut forcement nous mettre dans un brouillard rempli de vieilles connotations créationnistes ou hygiénistes.
Le débat sur les introductions végétales ou animales, sans cesse mis en scène au sein des colloques internationaux entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, scientifiques, botanistes, naturalistes, amateurs avertis, associations, paysagistes, sociologues, philosophes et politiques, n’aboutit pourtant pas à des conclusions gérables d’une manière pratique sur le terrain. C’est alors que le message scientifique est relayé entre autres et, à titre d’exemple, par des associations de botanistes : diffusé par la très honorable Tela botanica, association réunissant les plus brillants scientifiques sur Internet ou par La Garance Voyageuse, revue tout aussi honorable et spécialisée en botanique.
Ces associations de botanistes diffusent ainsi les appels de certains activistes qui vous proposent d’occuper votre temps libre en organisant des journées spécialement dédiées à exterminer, avec les moyens du bord et entre amis de la nature, le Raisin d’Amérique, Phytolacca americana, introduit au siècle dernier pour colorer le vin de Bordeaux d’un beau rouge, et dont la culture et l’usage comme colorant ont été abandonnés à cause d’effets négatifs sur la santé. Aujourd’hui, cette plante est jugée coupable de s’installer, sans que personne ne le lui demande, en forêt de Fontainebleau.
Des listes d’espèces végétales interdites à la plantation, sans véritable support juridique, sont élaborées et diffusées par diverses institutions d’État tentant de réglementer les plantations sur le domaine public, les espaces verts, les voies de circulation ou les alignements de rues. Ces listes déconseillent la plantation d’espèces exotiques s’avérant envahissantes. Parmi ces plantes interdites, on en trouve qui font désormais partie du paysage et des coutumes locales dans le sud de la France, comme les Agaves, Agave americana, ou le populaire Mimosa, Acacia dealbata.
Beaucoup moins diffusés sont les renversements de situations : savez-vous que l’algue tueuse, Caulerpa taxifolia est en voie de régression en Méditerranée ? En 2004, l’espèce invasive y avait couvert 15 000 hectares. Elle a aujourd’hui disparue à près de 80 % [2]. Les scientifiques n’ayant pas su dans le passé expliquer son expansion, sont tout autant incapables aujourd’hui de comprendre son déclin, qu’ils qualifient de « aussi mystérieux que « miraculeux » ».
Pour continuer dans le même langage ecclésiastique, on entend parfois parler de la « rédemption écologique » de la Crepidula fornicata [3]. Fléau dans un contexte particulier, une même espèce peux se révéler pourvue d’un réel intérêt et d’une véritable utilité dans un autre : « Depuis peu, l’intruse, l’ennemie, s’est avérée comestible. Pour cela il a fallu la renommer : de la vilaine crépidule on est passé au « berlingot de mer », et une société (Slipper Limpet Processing, SLP) s’est créée en Bretagne pour promouvoir ce délice. L’animal est finalement plein d’intérêt, nutritionnel et gastronomique : oligoéléments, goût, consistance. (…) Sur le site de promotion de la société SLP, il est annoncé que « la valorisation de cette ressource s’inscrit dans une politique de protection de l’environnement et des écosystèmes, soutenue par un comité très large comprenant les professionnels de la mer (ostréiculteurs, pêcheurs), les associations de défense de l’environnement côtier, les départements bretons, le Conseil régional de Bretagne et le ministère de l’Ecologie et du développement durable » ».
Tout aussi incompréhensible dans ce contexte de guerre et d’éradication, est l’introduction tout à fait volontaire et organisée de végétaux comme Miscanthus giganteus. L’hectare planté coûte 3500€ environ et est rentable à long terme, dit la publicité, car pas besoin de la replanter une deuxième fois ! On vante à son propos « aucune maladie ni ravageurs connus ». Aujourd’hui, les atouts « 100% naturels » du paillis de Miscanthus giganteus, font que l’entreprise NovaBiom a à elle seule implanté plus de 2000 hectares en France et produit plus de 20 millions de rhizomes depuis 2006. Cette entreprise affirme que Miscanthus giganteus ne deviendra pas invasif. Avec les mêmes critères (plante stérile, reproduction végétative par stolons), on nous explique exactement le contraire pour Fallopia japonica, déclarée quant à elle invasive ?! Nonobstant le profit économique de Miscanthus giganteus en tant que biocarburant et « phyto-remédiation », les entreprises se sentent bien placées pour argumenter et indiquer qu’« un certain nombre d’environnementalistes réprouvent l’arrivée d’une plante non indigène, mais ils oublient que c’est aussi le cas du maïs ou de la pomme de terre ».
« Les espèces non indigènes, comme les autres, peuvent être nuisibles, utiles, ou les deux. (…) On ne peut pas condamner tout un groupe à cause des défauts d’un petit nombre de ses individus. Pour justifier cette généralisation, il faudrait montrer que ces défauts sont des caractéristiques intrinsèques représentant le groupe. (…) Notre point de vue péjoratif sur les invasives est guidé par une tautologie triviale selon laquelle « dégradé » signifie « infesté par les exotiques ». Mais dans les écosystèmes la présence d’espèces exotiques ne peut pas être considérée comme une cause car les plus enclins à être « envahis » se trouvent déjà dégradés. Une fois de plus, la présence d’espèces exotiques est seulement une conséquence de la détérioration des espaces. » [4]
Il est aisée d’accuser les espèces exotiques de causer des troubles écologiques et économiques. Mais il est plus difficile d’admettre que certaines espèces indigènes occupent le même créneau. Il n’y a pas seulement les plantes « invasives » qui posent problème sur le territoire national. Certaines espèces indigènes peuvent, comme les espèces étrangères, occasionner des complications. C’est le cas par exemple de la Clématite blanche, Clematis vitalba, qui, dans les sols fortement azotés comme ceux des friches urbaines, entre en compétition avec la flore de sous-bois au point de freiner son développement. Ces plantes sont devenues trop exubérantes à cause de la modification de leur biotope par l’homme.
Le phénomène d’envahissement par des spécimens locaux ne se cantonne pas au règne végétal. Il concerne également les espèces animales. Un paradoxe peut alors naître entre deux préoccupations de la société : préservation de la nature et conquête du territoire pour le profit économique.
Force est de constater les dégâts provoqués par les colonies de Castor d’Europe, Castor fiber, sur les peupleraies et autres cultures de ripisylve. Premier mammifère protégé dans l’hexagone en 1909, il apprécie particulièrement les arbres au bois tendre de par son régime alimentaire concentré en cellulose. Dans la vallée de la Dourbie en Aveyron, la majorité des dégâts observés concernent les cultures de bois ainsi que les arbres fruitiers (pommiers, pruniers, poiriers). Pour répondre au double besoin de protection (nature et économie), des systèmes de défense des cultures sont mis en place. Du manchon en plastique installé autour du tronc de l’arbre jusqu’à l’installation de clôtures électrifiées, l’homme fait preuve de stratagèmes pour que le mammifère colonise plutôt des milieux moins anthropisés.
Un second exemple est une espèce chère au folklore marseillais : le Goéland leucophée, Larus cachinans michahellis, est protégé par le Code de l’environnement entré en vigueur en 2000. Celui-ci précise que « sont interdits la destruction ou l’enlèvement des œufs et des nids, la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement, la naturalisation de ces espèces, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur mise en vente ou leur achat, qu’ils soient vivants ou morts. » Attirés par les déchets ménagers et profitant du réchauffement de l’atmosphère en milieu urbain, la population de Goéland leucophée a fait un bon de 200 % en vingt ans, ce qui n’est pas sans poser certains problèmes. La mairie affirme qu’il est difficile de comptabiliser le nombre exact de plaintes émanant des riverains. Elles concernent en général la saleté occasionnée par les fientes, les cris des oiseaux essayant de défendre leur territoire et l’agressivité de certains individus dérangés par les propriétaires de toits-terrasses. Ce scénario « hitchcockien » offre un maigre éventail de solutions. Des campagnes de stérilisation des œufs ont été mises en place sans grand succès.
Est-ce que le seul dénouement possible sera une entorse à la loi et une atteinte à la biodiversité pour tenter de maîtriser la prolifération de cette espèce indigène à la ville ?
Ma dernière remarque portera sur la difficulté de détermination du caractère indigène d’une espèce sur un territoire.
Un exemple : « Six espèces de plantes des îles Galápagos que l’on pensait être arrivées dans le sillage des européens il y a 500 ans sont en fait présentes sur place depuis des milliers d’années, indiquent des chercheurs. L’étude des pollens et plantes fossiles préservés dans des sédiments effectuée par Jacqueline van Leeuwen, de l’Université de Berne, et ses collègues, révèle la distribution des espèces sur les îles par le passé. Ils ont trouvé que six espèces, toutes précédemment identifiées comme non originaires des lieux par au moins l’un des services botaniques des îles Galápagos, existent depuis des milliers d’années avant la colonisation humaine.
L’élimination des espèces non autochtones est devenue une priorité de la protection de la nature aux Galápagos et des millions de dollars sont dépensés chaque année pour maîtriser les espèces invasives. Les résultats publiés dans cet article Brevium soulignent le risque de mal cataloguer des espèces et la gestion inappropriée des plantes autochtones. » [5]
Ce genre de distinction entre plantes « nationales » et plantes « étrangères » relève d’une logique sociale plus que d’une hiérarchie biologique. Personne ne peux prétendre pouvoir distinguer d’un point de vue botanique où écologique les espèces indigènes des espèces exotiques.
Se pose alors la question du territoire.
Qui est étranger ?
Depuis quand est-il étranger ?
Quand finit-il par être naturalisé ?
Quand devient-il envahissant et dangereux ?
Selon quel regard, selon quel classement ?
« L’ortie pique-t-elle parce qu’elle est française ? Ou bien parce qu’elle possède des poils urticants, dont la base communique avec une vésicule remplie d’un liquide âcre contenant de l’acide formique, responsable des démangeaisons de la peau lorsque celle-ci a été en contact avec la plante ? »
[1] Lévêque C, Mounolou J-C., Pavé A. et Schmidt-Lainé C. « À propos des introductions d’espèces écologie et idéologies. » Études rurales, janvier-juin 2010, 185 : 219-234
↩
[2] Durand-Parenti C., « Caulerpes taxifolia, le « miraculeux » déclin d’une algue tueuse. » Le Point 09/2011
↩
[3] Pujol J.L., « Aliens. La crépidule. Crepidula fornicata. » Courrier de l’environnement de l’INRA n°60, mai 2011
↩
[4] Marc Sagoff
↩
[5] http://www.techno-science.net, Galápagos : des plantes autochtones cataloguées à tort d’étrangères, 2012
↩