DE
HORS

ESPÈCE DE RACE

par Liliana Motta

Les scientifiques ont tendance à fonder leurs savoirs et leurs recherches sur ceux de leurs prédécesseurs. Si on revient en arriÚre, on voit apparaßtre trÚs tÎt cette vision ethnocentriste ayant foi dans une hiérarchie rigide au sommet de laquelle se situe la civilisation européenne.

LinnĂ© et Buffon ont fondĂ© leurs idĂ©es de classification avec une vision ethnocentrique qui prĂ©suppose un idĂ©al Ă©thique et culturel. La classification qui est faite au cours du XIXĂšme siĂšcle est trĂšs gĂ©nĂ©ralisatrice : « l’homme europĂ©en est blond aux yeux bleus » ; elle fait appel Ă  des jugements de valeur « l’homme africain est paresseux et lent », Ă  des traits de personnalitĂ© « l’homme asiatique est mĂ©lancolique », ou encore Ă  des coutumes « l’africain s’oint de graisse ». Cette classification apparemment gĂ©ographique traduit en fait les jugements socioculturels de l’Ă©poque : seul l’homme blanc europĂ©en est « sĂ©rieux, fort, actif, intelligent, inventif… ».

Bon à rien

La gĂ©nĂ©tique a montrĂ© depuis que la conception de types raciaux arbitrairement dĂ©finis n’a aucun fondement scientifique. DĂšs l’origine, la notion de race a servi Ă  dĂ©finir l’étranger, l’autre diffĂ©rent. MalgrĂ© les connaissances scientifiques actuelles, le mythe de l’inĂ©galitĂ© des races est bien ancrĂ© en nous, et apparaĂźt cycliquement, remis Ă  l’ordre du jour par les idĂ©ologies d’extrĂȘme droite et les nationalismes.

La pensĂ©e autour des invasions biologiques a du mal Ă  Ă©voluer, cela malgrĂ© les rĂ©centes Ă©tudes scientifiques sur les invasions biologiques et les contributions de diffĂ©rentes disciplines des sciences humaines. De nombreuses voix se sont en effet Ă©levĂ©es pour souligner que, d’un point de vue Ă©cologique, on avait tendance Ă  confondre la cause et l’effet, et que, d’un point de vue Ă©pistĂ©mologique, le langage que la science utilise pour dĂ©crire le phĂ©nomĂšne Ă©cologique des invasions biologiques Ă©tait chargĂ© de fortes connotations militaires : la vĂ©hĂ©mence, la dramatisation abusive, les mĂ©taphores grossiĂšres relevant d’un propos xĂ©nophobe et pas du tout d’un propos scientifique.
MĂȘme si on imagine que l’intention des scientifiques de la conservation de la biodiversitĂ© est plus scientifique que raciste, il semble qu’une fois la pensĂ©e humaine engagĂ©e dans un sens, il lui est bien difficile de s’en dĂ©faire. Cette vision d’une nature immuable, d’un Ă©quilibre Ă©cologique, d’un climax, d’une espĂšce fixĂ©e, d’un individu bien dĂ©fini, relĂšvent plus de l’abstraction humaine que d’une rĂ©alitĂ© biologique.
Face Ă  ces pressions idĂ©ologiques, plus politiques que scientifiques, il faut prendre du recul. Il s’agit de tout repenser, de tout remettre en cause.
Il faudrait aller plus loin, et chercher Ă  savoir pourquoi on pense encore aujourd’hui d’une maniĂšre crĂ©ationniste, oĂč tout serait dĂ©cidĂ© d’avance, oĂč nous ne ferions que rentrer dans un moule qui nous serait donnĂ© Ă  notre naissance et duquel nous ne sortirions jamais. On pourrait essayer de comprendre la thĂ©orie avancĂ©e par Jean-Jacques Kupiec [1], « l’ontophylogĂ©nĂšse », dans laquelle la « liberté » remplace le « dĂ©terminisme » : « La thĂ©orie de l’ontophylogĂ©nese ne conduit pas Ă  la nĂ©gation mais Ă  la relativisation de la notion d’identitĂ© et d’individu biologique. Nous n’existons que dans la relation Ă  l’environnement. Ce qui fait ce que nous sommes, c’est notre relation avec notre environnement. Nous sommes toujours en processus d’individuation, individuation toujours relative et jamais terminĂ©e. Cette thĂ©orie dĂ©truit l’idĂ©e d’individus qui existent, clairement dĂ©finis, dĂ©limitĂ©s, uniquement par leur dĂ©termination interne, par exemple gĂ©nĂ©tique, ou par une vison essentialiste des individus par rapport Ă  un type donnĂ©. Cette vision essentialiste de l’individu c’est la vision qui est mise en avant par toutes les idĂ©ologies fascistes et rĂ©actionnaires qui ont cherchĂ© Ă  ancrer, Ă  faire croire qu’il y a des types biologiques stables, bien dĂ©finis. Les nazis cherchaient Ă  identifier des caractĂšres morphologiques stables pour dĂ©finir les types. »

Je pourrais conclure que, selon nos pensées intimes, selon nos convictions personnelles, nos idées philosophiques et politiques, nous construisons des systÚmes naturels radicalement différents.

La science est humaine.

[1] Jean-Jacques Kupiec, biologiste molĂ©culaire et Ă©pistĂ©mologue est chercheur au Centre CavaillĂšs de l’École normale supĂ©rieure à Paris.
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